(Français — Anglais)

Pierre Jean Jouve
(1887-1976)

Biographie

La lente et stricte création jouvienne vise à atteindre et à étreindre la mort au coeur même de la vie, en une inlassable "scène capitale" où la sueur du désir a saveur d'éternité sanglante. La poésie n'est qu'au prix de la mort. Pierre Jean Jouve (1887-1976)

C'est à Arras que Jouve voit le jour en 1887 et qu'il passe une enfance bourgeoise, assombrie déjà par la maladie. Seule, la musique - qui occupera toujours une place importante dans sa vie - offre à l'adolescent une source d'évasion. Il n'a que mépris pour la littérature jusqu'au jour où il découvre Mallarmé. L'appel est tout-puissant, et Jouve ne tarde pas à entrer en poésie. Ses premiers vers sont influencés par les derniers symbolistes. Bientôt, Jouve fait connaissance avec le groupe de l'Abbaye et devient un chantre passionné de l'unanimisme. Mais, au-delà de vagues appels à une "participation humaine", il rêve déjà d'une poésie-acte de connaissance. Lorsque survient la Première Guerre mondiale, obéissant à son généreux idéal, Jouve s'engage comme infirmier volontaire dans un hôpital militaire. Il y contracte de graves maladies infectieuses qu'il va soigner en Suisse où il se lie de forte amitié avec Romain Rolland. Il écrit alors ce qu'il appellera plus tard des oeuvres de bonne conscience. Mais Jouve sent soudain qu'il se fourvoie, qu'il fait oeuvre inauthentique.

Sa découverte de la Psychanalyse va être déterminante. Il découvre la profondeur de l'inconscient, lequel dominé par la sexualité entrave l'aspiration au mysticisme que ressent le poète. Il se retranche alors dans la solitude, lit les grands mystiques, Thérèse d'Avila, Jean de la Croix... et s'oriente dans sa poésie vers une plus grande spiritualité. Il explore l'inconscient, notre désir de mourir et développe une thématique contradictoire: ténèbres et lumières en parallèle avec sa reconnaissance des pulsions de vie et de mort (Eros et Thanatos).

Pendant les cinq années de la Seconde Guerre mondiale, Jouve va vivre mystiquement l'esprit de la résistance nationale. La Vierge de Paris (1946) sera la somme des poèmes de guerre écrits à Grasse, à Dieulefit, puis dans l'exil genevois. Le temps de la guerre est pour lui l'occasion de faire une Défense et illustration (1946) des maîtres qu'il aime: Baudelaire, Rimbaud, Nerval. Mais son travail le plus remarquable est une analyse pénétrante du Don Juan de Mozart (1942). Avec Hymne (1947), le thème de la guerre s'estompe pour faire place à celui, très enrichi, du Nada, et surtout à la fascination d'un archétype baudelairien: la prostituée.

Pour Jouve, "le poète est celui qui dit les choses essentielles", toute poésie étant d'essence spirituelle. Reprenant la thématique baudelairienne du péché et de la rédemption, à l'école de Claudel, il crée une poésie déchirée par le conflit interne de l'homme, hésitant entre le divin et l'humain. Le retour aux valeurs et à la ferveur chrétienne lui permet de surmonter son premier pessimisme, et d'orienter son âme vers la purgation (ou catharsis), et sa poésie vers l'espoir. Les formes de l'alexandrin puis du verset consacrent définitivement son propos mystique, qui rappelle par de nombreux aspects le philosophe grec Platon. Jusqu'en 1976, date de sa mort, l'oeuvre poétique de Jouve se développe et se double d'une activité de critique et d'essayiste. L'oeuvre de Jouve est une recherche souterraine de soi qui veut transmuer la "matière d'en bas" en "matière d'en haut". Par là, Jouve est un héritier de Baudelaire. Mais, tandis que l'auteur des Fleurs du mal se place toujours sur le plan de la conscience, Jouve se situe, lui, sur un plan mystique qui le rapproche de Nerval, Novalis et Hölderlin (dont il a traduit les Poèmes de la folie ). Il sait que son génie ne réside pas dans un élan de généreux altruisme, mais bien plus dans un profond retirement en soi. Le mysticisme de Jouve est vécu tragiquement, avec une froide et passionnée rigueur qu'on retrouve d'ailleurs dans la disposition typographique très soignée de son poème et dans le souci fréquent d'une concision formelle mallarméenne. Poésie de la transparence, l'oeuvre de Pierre Jean Jouve est une métamorphose mythique qui clame l'élan mystique toujours recommencé.


Liste des poèmes — Poems list

—  Hélène - Helen (Français·English)

—  Adieu

—  Lisbe


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Hélène

Que tu es belle maintenant que tu n'es plus
La poussière de la mort t'a déshabillée même de l'âme
Que tu es convoitée depuis que nous avons disparu
Les ondes les ondes remplissent le coeur du désert
La plus pale des femmes
Il fait beau sur les crêtes d'eau de cette terre
Du paysage mort de faim
Qui borde la ville d'hier des malentendus
Il fait beau sur les cirques verts inattendus
Transformés en églises
Il fait beau sur le plateau désastreux nu et retourné
Parce que tu es si morte
Répandant des soleils par les traces de tes yeux
Et les ombres des grands arbres enracinés
Dans la terrible Chevelure celle qui me faisait délirer

Pierre Jean Jouve

Helen

How beautiful you are now that you no longer exist
Dust of death has taken you off even your soul
How much after you do they lust, since we vanished
Waters waters are filling up the desert's heart
The palest of women
It is sunny on the water crests of the earth
Of the landscape starved to death
Lining with cross purposes the city of yesteryear
It is sunny on the unexpected green cirques
Converted into churches
It is sunny on the disastrous plateau bared and turned over
Because you are so dead
Pouring suns through the traces of your eyes
And the shadows of high trees rooted
Into the terrible Hair the ones that were turning me frenzy

Translated by Gilles de Seze




Lisbe

Des ressemblances nous ont égarés dans l'enfance
Étions-nous donc du même sang
Des merveilles se sont passées qui nous ont fait peur
Près des édredons de pleur et de sang rouge

Étions-nous du même sang quand je rencontrai ta blondeur
Avions-nous pleuré les mêmes larmes dans les cages
Et quels attentats en de secrètes chambres
Nous avaient faits aussi à nu que nos pensées?

Ô mort il me revient des sons étranges
Ô vive et un peu rousse et la cuisse penchée
Tes yeux animaux me disent (velours rouge)
Ce qu'un génie n'ose pas même imaginer.

Pierre Jean Jouve


ADIEU

I

Noir. Noir. Sentiment noir.
Frappe image noire un coup retentissant sur le gong du lointain
Pour l'entrée à l'épaisseur bien obscure de ce coeur
L'épaisse cérémonie à la longue plaine noire
De l'intérieur et de l'adieu, de minuit et du départ!

Frappe, comme un gong noir à la porte d'enfer!
Un aigre vent soulève les roseaux des sables
Confond les monts
Sous les nuées de mauvais temps de la mémoire
Fait retomber la vague en éclatante blancheur dans le néant.

C'est la journée épaisse intime où Elle part
Jetant un dernier oeil aux prouesses d'amant,
Où il quitte, quelques maigres longueurs encor de faible sable
Et poussant la vieillesse de l'âge un aigre vent.

Noir, noir, sentiment noir, oh frappe clair et noir
Pour l'épaisse cérémonie à la terre sans lendemain
Portant comme un socle divin le monument de leur départ.

II

De longues lignes de tristesse et de brouillard
Ouvrent de tous côtés cette plaine sans fin
Où les monts s'évaporent puis reprennent
A des hauteurs que ne touche plus le regard:
Là où nous sommes arrivés, donne ta main,

Puis aux saules plus écroulés que nos silences
A l'herbe de l'été que détruisent tes pieds
Dis un mot sans raison profère un vrai poème,
Laisse que je caresse enfin tes cheveux morts
Car la mort vient roulant pour nous ses tambours loin,

Laisse que je retouche entièrement ton corps
Dans son vallon ou plage extrême fleur du temps
Que je plie un genou devant ta brune erreur
Ta beauté ton parfum défunt près du départ
Adorant ton défaut ton vice et ton caprice
Adorant ton abîme noir sans firmament.

Laisse ô déjà perdue, et que je te bénisse
Pour tous les maux par où tu m'as appris l'amour
Par tous les mots en quoi tu m'as appris le chant.

III

Adieu. La nuit déjà nous fait méconnaissables
Ton visage est fondu dans l'absence. Oh adieu
Détache ta main de ma main et tes doigts de mes doigts arrache
Laissant tomber entre nos espaces le temps
Solitaire étranger le temps rempli d'espaces;
Et quand l'obscur aura totalement rongé
La forme de ton ombre ainsi qu'une Eurydice
Retourne-toi afin de consommer ta mort
Pour me communiquer l'adieu. Adieu ma grâce
Au point qu'il n'est espoir de relier nos sorts
Si même s'ouvre en nous le temple de la grâce.

Pierre Jean Jouve

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Art work: Musical Instruments par Georges Braque
Paris, autumn 1908

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