Émile Nelligan
(1879-1941)

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L'Oeuvre de Nelligan
*Pastels et Porcelaines

Éventail
Fantaisie créole
L'Antiquaire
Le Roi du souper
Le Saxe de famille
Le Soulier de la morte
Les Balsamines
Les Camélias
Paysage fauve
Potiche
Vieille armoire
Vieille romanesque







Paysage fauve

Les arbres comme autant de vieillards rachitiques,
Flanqués vers l'horizon sur les escarpements,
Ainsi que des damnés sous le fouet des tourments,
Tordent de désespoir leurs torses fantastiques.

C'est l'Hiver; c'est la Mort; sur les neiges arctiques,
Vers le bûcher qui flambe aux lointains campements,
Les chasseurs vont frileux sous leurs lourds vêtements,
Et galopent, fouettant leurs chevaux athlétiques.

La bise hurle; il grêle; il fait nuit, tout est sombre;
Et voici que soudain se dessine dans l'ombre
Un farouche troupeau de grands loups affamés;

Ils bondissent, essaims de fauves multitudes,
Et la brutale horreur de leurs yeux enflammés,
Allume de points d'or les blanches solitudes.



*Vêpres tragiques

L'Homme aux cercueils
L'Idiote aux cloches
Le Boeuf spectral
Le Puits hanté
Marches funèbres
Musiques funèbres

Musiques funèbres

Quand, rêvant de la morte et du boudoir absent,
Je me sens tenaillé des fatigues physiques,
Assis au fauteuil noir, près de mon chat persan,
J'aime à m'inoculer de bizarres musiques,
Sous les lustres dont les étoiles vont versant
Leur sympathie au deuil des rêves léthargiques.

J'ai toujours adoré, plein de silence, à vivre
En des appartements solennellement clos,
Où mon âme sonnant des cloches de sanglots,
Et plongeant dans l'horreur, se donne toute à suivre,
Triste comme un son mort, close comme un vieux livre,
Ces musiques vibrant comme un éveil de flots.

Que m'importent l'amour, la plèbe et ses tocsins?
Car il me faut, à moi, des annales d'artiste;
Car je veux, aux accords d'étranges clavecins,
Me noyer dans la paix d'une existence triste
Et voir se dérouler mes ennuis assassins,
Dans le prélude où chante une âme symphoniste.

Je suis de ceux pour qui la vie est une bière
Où n'entrent que les chants hideux des croquemorts,
Où mon fantôme las, comme sous une pierre,
Bien avant dans les nuits cause avec ses remords,
Et vainement appelle, en l'ombre familière
Qui n'a pour l'écouter que l'oreille des morts.

Allons! que sous vos doigts, en rythme lent et long
Agonisent toujours ces mornes chopinades...
Ah! que je hais la vie et son noir Carillon!
Engouffrez-vous, douleurs, dans ces calmes aubades,
Ou je me pends ce soir aux portes du salon,
Pour chanter en Enfer les rouges sérénades!

Ah! funèbre instrument, clavier fou, tu me railles!
Doucement, pianiste, afin qu'on rêve encor!
Plus lentement, plaît-il?... Dans des chocs de ferrailles,
L'on descend mon cercueil, parmi l'affreux décor
Des ossements épars au champ des funérailles,
Et mon coeur a gémi comme un long cri de cor!...



*Tristia

Christ en croix
La Cloche dans la brume
La Passante
Le Lac
L'Ultimo Angelo del Correggio
Mon Sabot de Noël
Noël de vieil artiste
Roses d'octobre
Sérénade triste
Sous les faunes
Ténèbres
Tristesse blanche
La romance du vin

***
*Sérénade triste

Comme des larmes d'or qui de mon coeur s'égouttent,
Feuilles de mes bonheurs, vous tombez toutes, toutes.


Vous tombez au jardin de rêve où je *m'en vais,
Où je vais, les cheveux au vent des jours mauvais.

*Vous tombez de l'intime arbre blanc, abattues
Ça et là, n'importe où, dans l'allée aux statues.

Couleur des jours anciens, de mes robes d'enfant,
Quand les grands vents d'automne ont sonné *l'olifant.

Et vous tombez toujours, mêlant vos agonies,
Vous tombez, mariant, pâle, vos harmonies.

Vous avez chu dans l'aube au sillon des chemins;
Vous pleurez de mes yeux, vous tombez de mes mains.

Comme des larmes d'or qui de mon coeur s'égouttent,
Dans mes vingt ans déserts vous tombez toutes, toutes.

***
*La romance du vin

Tout se mêle en un vif éclat de *gaîté verte.
Ô le beau soir de mai! Tous les oiseaux en choeur,
Ainsi que les espoirs naguères à mon *coeur,
Modulent leur prélude à ma croisée ouverte.

Ô le beau soir de mai! le joyeux soir de mai!
Un orgue au loin éclate en froides *mélopées
Et les rayons, ainsi que de pourpres épées,
Percent le coeur du jour qui se meurt parfumé.

Je suis gai! je suis gai! Dans *le cristal qui chante,
Verse, verse le vin! verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j'ai de la foule méchante!

Je suis gai! je suis gai! Vive le vin et l'Art!...
J'ai le rêve de faire aussi des vers célèbres,
Des vers qui gémiront les musiques funèbres
Des vents d'automne au loin passant dans le brouillard.

C'est le règne du *rire amer et de *la rage
De se savoir poète et l'objet du mépris,
De se savoir un coeur et de n'être compris
Que par le clair de lune et les grands soirs d'orage!

Femmes! je bois à vous qui riez du chemin
Où l'Idéal m'appelle en ouvrant ses *bras roses;
Je bois à vous surtout, hommes aux fronts moroses
Qui dédaignez ma vie et repoussez ma main!

Pendant que tout l'azur s'étoile dans la gloire,
Et qu'un hymne s'entonne au renouveau *doré,
Sur le jour expirant je n'ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse *noire!

Je suis gai! je suis gai! Vive le soir de mai!
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre!...
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre;
Enfin mon coeur est-il guéri d'avoir aimé?

Les cloches ont chanté; le vent du soir odore...
Et pendant que le vin ruisselle à *joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh! si gai, que j'ai peur d'éclater en *sanglots!



L'Oeuvre de Nelligan
Pièces retrouvées

À Georges Rodenbach
À une femme détestée
Béatrice
Berceuse
Charles Baudelaire
Coeurs blasés
Communion pascale
Fra Angelico
Fragments
La Bénédictine
La Chanson de l'ouvrière
La Crêpe
Le Poète
Le Tombeau de Chopin
Le Vent, le vent triste d'automne
Le Voyageur
Mélodie de Rubinstein
Moines en défilade
Petit vitrail
Rêve fantasque
Rythmes du soir
Salons allemands
Sculpteur sur marbre
Sieste ecclésiastique
Silvio Corelli pleure
Sonnet d'or
Sur un portrait du Dante
Vieux piano

***
*Charles Baudelaire

Maître, il est beau ton Vers; ciseleur sans pareil
Tu nous charmes toujours par ta grâce nouvelle,
Parnassien enchanteur du pays du soleil,
Notre langue frémit sous ta lyre si belle.

Les Classiques sont morts; le voici le réveil;
Grand Régénérateur, sous ta pure et vaste aile
Toute une ère est groupée. En ton vers de vermeil
Nous buvons ce poison doux qui nous ensorcelle.

Verlaine, Mallarmé sur ta trace ont suivi.
Ô Maître, tu n'es plus mais tu vas vivre encore,
Tu vivras dans un jour pleinement assouvi.

Du Passé, maintenant, ton siècle ouvre un chemin
Où renaîtront les fleurs, perles de ton déclin.
Voilà la Nuit finie à l'éveil de l'Aurore.

***
Fragments

1.Vision

Or, j'ai la vision d'ombres sanguinolentes
Et de chevaux fougueux piaffants,
Et c'est comme des cris de gueux, hoquets d'enfants
Râles d'expirations lentes.

D'où me viennent, dis-moi, tous les ouragans rauques,
Rages de fifre ou de tambour ?
On dirait des dragons en galopade au bourg,
Avec des casques flambant glauques...

II. La mort de la prière

Il entend lui venir, comme un divin reproche,
Sur un thème qui pleure, angéliquement doux,
Des conseils l'invitant à prier... une cloche !
Mais Arouet est là, qui lui tient les genoux.

111. Le fou

Gondolar ! Gondolar !
Tu n'es plus sur le chemin très tard.

On assassina l'pauvre idiot,
On l'écrasa sous un chariot,
Et puis l'chien après l'idiot.

On leur fit un grand, grand trou là.
Dies irae, Dies illa.
À genoux devant ce trou-là !

IV. Le soir

Le soir sème l'Amour, et les Rogations
S'agenouillent avec le Songe.

V. Je plaque

Je plaque lentement les doigts de mes névroses,
Chargés des anneaux noirs de mes dégoûts mondains
Sur le sombre clavier de la vie et des choses.

VI. Je sens voler

Je sens voler en moi les oiseaux du génie
Mais j'ai tendu si mal mon piège qu'ils ont pris
Dans l'azur cérébral leurs vols blancs, bruns et gris,
Et que mon coeur brisé râle son agonie.

VII. Refoulons la sente

Refoulons la sente
Presque renaissante
À notre ombre passante.

Confabulons là
Avec tout cela
Qui fut de la villa.

Parmi les voix tues
Des vieilles statues
Ça et là abattues.

Dans le parc défunt
Où rôde un parfum
De soir blanc en soir brun...



Poèmes Posthumes

Aubade rouge
Château rural
Frère Alfus
Je sais là-bas
Je veux m'éluder
La Sorella dell'amore
La Vierge noire
Le Chat fatal
Le Spectre
Le Suicide d'Angel Valdor
La Terrasse aux spectres
Le Tombeau de C. Baudelaire
Les Chats
Maints soirs
Pan moderne
Petit hameau
Prélude triste
Qu'elle est triste...
Soirs hypocondriaques
Virgilienne

***
Le Tombeau de C. Baudelaire

Je rêve un tombeau épouvantable et lunaire
Situé par les cieux, sans âme et mouvement
Où le monde prierait et longtemps luminaire
Glorifierait mythe et gnôme sublimement.
Se trouve-t-il bâti colloquialement
Quelque part dans illion ou par le planistère
Le guenillou dirait un elfe au firmament
Farfadet assurant le reste, planétaire !
Ô chantre inespéré des pays du soleil,
Le tombeau glorieux de son vers sans pareil
Sois un excerpt tombal au Charles Baudelaire.
Je m'incline en passant devant lui pieusement
Rêvant pour l'adorer un violon polaire
Qui musicât ces vers et perpétuellement.

                        ***

Conclusion: Nelligan peut satisfaire tous les goûts, toutes les écoles. C'est un imagiste à la fois original et électique. Et si la poésie se réduisait toute à l'image, il compterait parmi les trois ou quatre plus grands poètes qui aient écrit en français. Concernant la valeur prosodique de Nelligan, on doit admettre qu'il est très rarement en défaut d'harmonie.




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Analyse littéraire

*"Pastels et Porcelaines". La section 'Pastels et Porcelaines ', nous montre l'aspect parnassien de Nelligan. Il s'y révèle plus impersonnel, plus exclusivement descriptif que partout ailleurs. Contrairement à la section 'Virgiliennes', ce sont des scènes ou des objets d'intérieur qui occupent son attention au détriment de ses états d'âme. Référence: ('Les Images en poésie canadienne-française' par Gérard Bessette)',

*"Vêpres tragiques". La section 'Vêpres tragiques',ne diffèrent en rien de la section 'Eaux-fortes funéraires'. La même hantise du tombeau, la même mélancolie morbide s'y retrouvent. Référence: (¨Les Images en poésie canadienne-française¨ par Gérard Bessette)

*"Tristia". La dernière section 'Tristia ', exprime d'une façon tragique le désespoir du poète aux prises avec la démence. Plus somptueusement orchestrée, plus symboliste, plus 'atmosphérite' que les précédentes, elle échappe à toute définition. Elle est intensément personnelle. Référence: (¨Les Images en poésie canadienne-française¨ par Gérard Bessette)

*"Sérénade triste".Les souvenirs les plus chers du poète l'abandonnent à leur tour. S'il est vrai que l'art n'est qu'un jeu d'enfance qui persite à ne pas mourir, qu'arrivera-t-il à l'artiste que désertent même ses amis de la première heure? Notez le cachet verlainien de ce poème pourtant si personnel. (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"je m'en vais....". Notez l'allitération des ' v ':symbole de l'effort, mais aussi du souffle intérieur qui l'agite. (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"Vous tombez...Ça et là...". L'allure même de ces deux vers traduit le désastre. Les statues, ce pourrait bien être ici les réputations figées, les lois conventionnelles; mais peut-être aussi cette gloire authentique à laquelle le poète croit devoir renoncer, se sentant incompris et marqué.(Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"l'olifant". Les chevaliers ne sonnaient l'olifant que réduits à la dernière extrémité. (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"La romance du vin". Les 'paradis artificiels' où s'évade l'âme endolorie de Nelligan ne sont pas ceux de Baudelaire ou de Verlaine: l'alcool, l'opium, mais plutôt l'Art, - musique et poésie - les souvenirs, les objets familiers. Le vin que chante ici le poète et qu'il associe précisément à l'Art, n'est guère qu'une fiction commode pour mettre en relief un désarroi devant l'incompréhension des êtres bornés et frustes qui l'entourent. Ses amis de l'École littéraire de Montréal ont bien vu ce qu'avait de génial cette pièce de vers, l'une des dernières de Nelligan; ils firent une ovation au poète et le reconduisirent en triomphe à sa demeure. Mais il était trop tard... (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"gaîté verte". Remarquer cette première 'correspondance': gaîté verte.(Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"coeur,". Cri amer d'un coeur désabusé. (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"mélopées". Autre correspondance. (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"le cristal". Le verre (Exemple de métonymie: la matière pour l'objet.) (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"rire amer". Autre correspondance. (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"la rage". L'antithèse est poignante dans ce vers; elle atteint au paradoxe. Le mal dont souffre le poète surnage implacablement aux tentatives de le noyer. Et pour cause; c' est sa vie même qui est mise en cause. (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"bras roses". Allusion à 'l'aurore aux doits de rose' du viel Homère dans 'L'Iliade '; très justifiée par la jeunesse du poète, elle est en réalité dramatique du fait que, cette aurore, par la faute des hommes, est déjà un crépuscule(Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"doré,". Autre correspondance. (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"noire!". Autre correspondance. (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"joyeux flots,". Hypallage: les flots ne sont pas joyeux mais ceux qui s'en abreuvent. (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*"sanglots". Réponse à l'interrogation du vers 32: non, son coeur n'est pas guéri (Référence: Lectures littéraires,tome 1V)

*Charles Baudelaire". Durant son internement, ses lectures lui font découvrir Lamartine, Hugo et Millevoye, Verlaine, Baudelaire et Pierre Dupont, Rodenback et Rolliant, Catule Mendès, Heredia et Leconte de Lisle ainsi que d'autres poètes parnassiens et symbolistes tels Sully Prudhomme, Théodore de Banville, Albert Samain et Arthur Rimbaud. Le monde ténébreux d'Edgar Allan Poe fascine Nelligan . Tout au long de sa vie, il voue une grande admiration à Baudelaire.


Oeuvre d'art: photographie (noir et blanc)
Titre : NELLIGAN (Québec) Robert Favreau / 1991
Artiste ou artisan : Dory, Attila

Analyse et commentaires: Ouvrages consultés
Bessette, GérardLes Images en poésie canadienne-française,1967
Frères de l'instruction chrétienne Lectures Littéraires, tome IV

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