Gérard de Nerval
(1808-1855)


271ko

Le Christ aux Oliviers

Dieu. est mort! le ciel est vide...
Pleurez! enfants, vous n'avez plus de père

Jean-Paul.
I

Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras,
Sous les arbres sacrés, comme font les poètes,
Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats,
Il se tourna vers ceux qui l'attendaient en bas
Rêvant d'être des rois, des sages, des prophètes...
Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier: "Non, Dieu n'existe pas!"
Ils dormaient. "Mes amis, savez-vous la nouvelle?
J'ai touché de mon front à la voûte éternelle;
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours!
Frères, je vous trompais: Abîme! abîme! abîme!
Le dieu manque à l'autel où je suis la victime...
Dieu n'est pas! Dieu n'est plus!" Mais ils dormaient toujours!

II

Il reprit: "Tout est mort! J'ai parcouru les mondes;
Et j'ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,
Aussi loin que la vie, en ses veines fécondes,
Répand des sables d'or et des flots argentés:
Partout le sol désert côtoyé par des ondes,
Des tourbillons confus d'océans agités...
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n'existe en ces immensités.
En cherchant l'oeil de Dieu, je n'ai vu qu'une orbite
Vaste, noire et sans fond, d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours;
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l'ancien chaos dont le néant est l'ombre,
Spirale engloutissant les Mondes et les jours!

III

"Immobile Destin, muette sentinelle,
Froide Nécessité!...Hasard qui, t'avançant
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis, par degrés, l'univers palissant,
Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l'un l'autre se froissant...
Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l'autre renaissant?...
O mon père! est-ce toi que je sens en moi-même?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort?
Aurais-tu succombé sous un dernier effort
De cet ange des nuits que frappa l'anathème?
Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,
Hélas! et, si je meurs, c'est que tout va mourir!"

IV

Nul n'entendait gémir l'éternelle victime,
Livrant au monde en vain tout son coeur épanché;
Mais prêt à défaillir et sans force penché,
Il appela le seul - éveillé dans Solyme:
"Judas! lui cria-t-il, tu sais ce qu'on m'estime,
Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché:
Je suis souffrant, ami! sur la terre couché...
Viens! ô toi qui, du moins, as la force du crime!"
Mais judas s'en allait, mécontent et pensif,
Se trouvant mal payé, plein d'un remords si vif
Qu'il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites...
Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard:
"Allez chercher ce fou!" dit-il aux satellites.

V
C'était bien lui, ce fou, cet insensé sublime...
Cet *Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce *Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel *Atys meurtri que Cybèle ranime!
L'augure interrogeait le flanc de la victime,
La terre s'enivrait de ce sang précieux...
L'univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l'Olympe un instant chancela vers l'abîme.
"Réponds! criait César à *Jupiter Ammon,
Quel est ce nouveau dieu qu'on impose à la terre?
Et si ce n'est un dieu, c'est au moins un démon..."
Mais l'oracle invoqué pour jamais dut se taire;
Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère:
- Celui qui donna l'âme aux enfants du limon.

Gérard de Nerval


Page suivante: poèmes Gérard de Nerval
Retour à la liste des Poètes d'hier
Retour au sommaire du Jardin des Muses



*Icare (en grec Ikaros). Dans la mythologie grecque, Icare est le fils de Dédale et d"une esclave de Minos, Naucrate.Lire sur cette page: l"histoire complète de Dédale et Icare. Symbole de l"audace pour les Grecs, il fut sans doute la personnification de l"imprudence et de l"ivresse de la découverte, alliées à la désobéissance aux ordres du père. Depuis, dans l"art et la littérature, il symbolise l"audace et la soif humaine de s"élever dans les airs. De nombreux précurseurs de l"aviation furent comparés à ce personnage mythique.

*Phaéton ou Phaéthon ; en grec Phaethôn « le Brillant »).Dans la mythologie grecque, fils d"Hélios (dieu du Soleil) et de l"Océanide Clyméné.Ayant obtenu de son père de pouvoir conduire son char pendant toute une journée, il prit peur et s"écarta du bon tracé, risquant d"embraser la Terre et de bousculer les astres. Pour éviter un cataclysme, Zeus le foudroya et le précipita dans l"Éridan.

*Atys, dieu phrygien de la Fertilité. Rendu fou par Cybèle jalouse, il s"émascula, mourut, puis fut transformé en pin par la déesse, dont le culte était inséparable du sien. *Jupiter Ammon, dieu romain du ciel, du jour et de la foudre, assimilé à Zeus et correspondant au dieu suprême de la triade indo-européenne telle que l" a décrite Georges Dumézil, Jupiter est le grand dieu par excellence du panthéon romain. Il est le maître des phénomènes célestes que les Romains cherchent à interpréter pour connaître les désirs des dieux.

Artwork : Salvador Dali

Autres sites: Portrait de Gérard

This site is beautifully viewed with Microsoft Internet Explorer

Dernière modification de ce document: