Gérard de Nerval
(1808-1855)

Voyage à l'intérieur d'un poème (Robert Marteau)



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Dans "El Desdichado", de Nerval se remémore les illusions d'un passé disparu et prend conscience d'une fatalité redoutable

"ses sublimes poèmes des Chimères qui sont au sommet de tout ce que l'homme ait jamais écrit et pensé"


Antonin Artaud
Lettre du 4 décembre 1945 à Henri Parisot

Les Chimères - Poèmes de Gérard de Nerval (1854).


Regroupés à la fin du recueil de nouvelles des Filles du feu, les douze sonnets des Chimères retracent le parcours initiatique de Gérard de Nerval, étroitement lié aux hantises secrètes d'un poète toujours obsédé par un inaccessible absolu. Par leur concision, leur densité, ils expriment le mal qui ronge Nerval et les tentatives faites pour l'exorciser: ce mal, c'est celui d'"El Desdichado", un chevalier ténébreux errant dans les dédales douloureux de la mémoire et condamné à la quête sans fin de son identité. En interprétant les rapports du rêve et de la réalité, du visible et de l'invisible, Nerval précède les intuitions du Baudelaire des Correspondances et ouvre la voie à l'aventure poétique moderne.

***

*El Desdichado

Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Gérard de Nerval

***
Analyse

Je suis le ténébreux, - le veuf - l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie:


Je suis le prince d'Aquitaine, ou prince noir, le vainqueur de Poitiers; aussi bien, de Poitiers je suis le septième comte, d'Aquitaine le neuvième duc; je suis Guillaume, le premier troubadour dont les chansons nous soient parvenues.

Je suis ce prince-poète que fine-amour a déserté. Des troubadours, j'ai ouï le chant dédié à la dame. J'ai tenté d'en pénétrer le sens, non pas tant pour savoir que pour connaître la voie menant au sommet de la tour où se tient - se tenait - cette dame. Lors de mon voyage en Égypte, j'ai appris le nom de la tour: il s'agit du Djed osirien, ou empilement de vertèbres que couronne la dame-fleur, ovaire blanc du lotus fécondé par la semence sublimée, ascendante, de l'amant afin que naisse Horus, l'hiéroglyphe-logos, - tandis que s'ouvre l'oeil frontal par irruption en haut de la vipère illuminatrice, uraeus, laquelle en bas mordait le talon ou s'enroulait au ventre, et qui,levée, fait du poison la foudre, soit cette lumière-parole destructrice de la non-gnose ou ignorance, instauratrice du cosmos.

La connaissance des symboles, ou science sacrée, dont le vrai nom est amour, permet seule d'accéder à la réalité. La perte de cette connaissance vient de ce qu'ayant nous sommes empêchés de voir l'éternel. Le temps se confond avec la nécessité, qui est l'histoire, et pour cela il nous est interdit d'être des dieux ici et maintenant. Il nous est pourtant possible de nous mettre en route vers la présence du vrai lieu selon l'exemple de Dante, aspiré par le corps dérobé de la dame. La tour est abolie dans la censure où les ronces ferment le chemin qui y donne accès. Là-haut dort la très belle, dont je perçois infiniment loin l'inextinguible lumière. Inconsolable d'en être séparé par les ténèbres de la méconnaissance, je vis un véritable veuvage sans qu'il y ait jamais eu de noces.

***

Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le
Soleil noir de la Mélancolie.

Ma dame, étoile-fleur, vit au sommet dans un état de léthargie comparable à la mort. Elle est morte à moi-même, puisque je n'ai plus connaissance des voies qui mènent jusqu'à elle, et que je suis dans l'ignorance des rites, et techniques d'éveil.

Et mon luth constellé, c'est-à-dire mon corps, image de l'univers, porte le Soleil noir de la Mélancolie, au lieu du soleil actif, vif, dont les rayons-étincelles illuminent, répandant jouvence, amour, joie et jubilation. Le lion ailé tombe du niveau du coeur à celui du foie où il perd ses ailes-rayons en même temps qu'il passe de la couleur rouge oxygénée au noir de la bile tourbeuse. Cette étoile en voie d'extinction, ce soleil privé de radiance, cet astre en chute initie dans le cosmos une dégression, inclinant tout à la tristesse et à la mort. Un tel soleil n'engendre pas, mais dégénère le lotus d'en haut, qui se fane en une fleur nommée Mélancolie (bile noire), laquelle s'immerge dans les eaux intérieures.

***

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La
fleurqui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.


Temple, corps et cosmos, images d'une même réalité,n'ayant plus pour luminaire qu'un soleil noir,une étoile morte, deviennent tombeau que la nuit envahit. Cependant,
je sais que tu n'es pas morte, Toi, ma dame, et qu'au haut de la tour tu survis
dans le sommeil et l'attente. En rêve u m'as consolé, en rêve seulement puisque la voie de la connaissance est occultée et que nous sont dérobées les clefs de la science sacrée. Sensible à ma désolation, prenant pitié de mon état, peut-être me rendras-tu le Pausilippe et la mer d'Italie (le feu et l'eau solaires), la fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé, le lotus émergeant des eaux nocturnes et inférieures et d'où naissent en même temps les dieux et les signes, parole et hiéroglyphes constituant le vrai livre de vie.

Rends-moi la fleur, rends-toi à moi-même, puisque tu es cette fleur-dame au haut de la tour et que d'être disjoint de toi, éloigné, mon coeur (= soleil = étoile = lion ailé) noircit et s'éteint, devenant soleil de mélancolie, étoile mourante ou morte, lion aptère dans le désert ténébreux. Mais comment rendre la fleur à celui qui ne l'a jamais réellement reçue? Que l'amant sache par le rêve que la dame-fleur est le seul objet désirable, ne fait pas qu'il découvre la parole-voie conduisant jusqu'à elle. Les noces ne peuvent pas s'accomplir parce qu'il ignore comment on gravit l'escalier intérieur qui donne accès à la chambre haut
où l'aimée se tient.

Il y aurait noces si m'était dévoilé le secret de la treille, car dans la treille le feu à l'eau s'allie, le soleil (Adam) s'unit à l'eau (Ève) pour que jaillisse le vin de la connaissance. Alors, par ce vin, j'obtiendrais la rose, ou dame-fleur, et de cette union nous naîtrions à l'Amour, c'est-à-dire au vrai monde.

***

Suis-je Amour ou Phébus?... Lusignan ou Biron?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine;


Je voudrais être Amour conjoint à Psyché
Phébus-Apollon époux et frère de Phébé, or allié à l'argent. Au cours des noces alchimiques, lune et soleil s'aiment pour s'abolir dans la pierre unique et rouge,les pôles féminin (argent) et masculin (or) s'annulant dans la complétude de l'Unité ou Principe.

Plutôt, je suis Lusignan veuf de Mélusine. Avant de la perdre par ignorance, j'eus de mon mariage avec elle, en raison même de mon ignorance, des fruits monstrueux très semblables aux Chimères. Mais aussi bien ne serais-je pas Biron, le décapité, le séparé du ciel (crâne), celui dont la tour est brisée puisqu'on lui a tranché le cou, lui interdisant par cet acte l'accès à la demeure secrète de la dame, au sommet où la fleur éclôt?

Il est bon de rappeler ici que Charles, duc de Biron, fut décapité le 31 juillet 1602 dans la cour de la Bastille. Cependant, c'est à la Révolution française qu'allait appartenir de perfectionner et de développer le système de la décapitation, cela par l'emploi de la guillotine, inventée par Joseph-Ignace Guillotin, professeur d'anatomie, et mise en service pour la première le 25 avril 1792. Notons que la guillotine est le plus parfait instrument qu'ait trouvé l'homme pour tenter d'anéantir son prochain, pour le précipiter de la royauté dans le néant. En effet, par le couperet, on tranche l'axe du monde, on brise le temple, on sépare le ciel-éther (tête) de l'air-feu (poumons-coeur = aigle = lion ailé) et de la terre-mère (terre-eau = viscères et sexe = serpent). Ajoutons encore que les circonvolutions du cerveau répondent à celles des intestins. Le serpent qui est en bas lové au sein des eaux inférieures vit en haut comme porte-lumière, Lucifer. Mais selon l'arbre et le fruit choisis, Lucifer peut être Satan ou Christ en l'homme.

***

(...)
Mon front est rouge encor
du baiser de la reine;


Ce baiser me donne la preuve d'une visite de la dame. Il a été déposé au point exact où l'Égypte fait surgir l'uraeus, trait fulgurant de l'illumination. J'aurais donc atteint l'état que nous propose l'union d'Amour et de Psyché, de Phébus et Phébé. Cette dame étant la reine, je suis le roi par elle élu.

***

J'ai rêvé (...)           

Immense abîme! La réalité est venue me visiter dans mon sommeil,état naturel et inconscient, quand l'état d'éveil seul est surnaturel et surconscient.

***

dans la grotte où nage la sirène

L'antre des nymphes, la grotte de Galatée,la baignoire de Mélusine. N'ai-je pas été ramené aux eaux primordiales? Au lieu de monter, ne suis-je pas descendu, séduit? La sirène nage-t-elle dans les eaux de la grâce ou bien m'invite-t-elle à l'inceste?

***

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.


Oui, je suis bien retourné aux eaux-mères dont j'avais déjà été arraché; les ayant traversées une fois pour naître, je viens de les franchir de nouveau, au risque de sombrer. Au cours des âges il fut donné seulement à quelques hommes d'accomplir cet exploit. L'un d'eux se nommait Orphée. À cause de sa dame perdue, il avait entrepris le voyage. Sur ses traces je suis descendu aux Enfers; en chemin j'ai trouvé sa lyre (mon propre corps- cosmos)sur quoi je module le poème de là-bas rapporté, poème qui est fait des soupirs de la sainte (en extase et béatitude dans la lumière)et des cris de la fée (appelant aux noces nocturnes), toutes deux n'étant qu'une dans Eurydice dans la dame que chantèrent les troubadours, dans celle qui sommeille au plus haut du château endormi que je hante.

Robert Marteau© (L'imagination créatrice)



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*El Desdichado signifie le Déshérité. Tout le poème, en particulier la première strophe, exprime le sentiment d"un manque.
Les allusions au Pausilippe et à la mer d"Italie rappellent que, pour Nerval, ces lieux, liés au feu, revêtaient un caractère sacré. La fleur évoquée à la troisième strophe est sans doute la rose treimière, fleur mystique (cf.là-dessous Artémis), alors que la fée mentionnée par Nerval serait Mélusine.

*Djed :Les amulettes abondèrent dans toutes les civilisations du Proche-Orient, depuis le IIIe millénaire av. J.-C. Portées par les vivants, elles étaient placées en quantité sur les momies, afin d"assurer la protection du défunt dans l"au-delà. Elles pouvaient représenter des divinités ou les animaux sacrés qui leur étaient asssociés dont on cherchait à s"assurer la bienveillance. Plus fréquemment, elles reprenaient des signes hiéroglyphiques chargés d"une certaine qualité: le noeud d"Isis procurait une protection générale; (l"oeil) (oudjat) symbolisait la santé et la plénitude; le pilier (djed) permettait d"acquérir la durée indispensable au défunt. Le (scarabée) signifiait l"existence même. Sur le coeur du mort, seul organe interne laissé en place dans la momie, était posée une amulette en forme de scarabée portant un texte qui empêchait la conscience (le coeur) du défunt de parler contre lui-même, lors du jugement devant le tribunal d"Osiris. (2002 Hachette Multimédia/Hachette Livre).

*Horus fils d"Isis.Forme la plus connue du dieu Horus dans l"ancienne Égypte, il était la forme d"Horus dans le mythe d"Isis et d"Osiris, popularisé par Plutarque. Après l"assassinat d"Osiris par son frère Seth, le dieu des Ténèbres et de la Nuit,Horus dut d"abord se cacher dans les marais du Delta. Puis il s"opposa à Seth en un long combat aux multiples péripéties, dont il sortit vainqueur. Fils vengeur et successeur de son père Osiris, Horus régna sur l"Égypte et devint le prototype du Pharaon, puis le protecteur de la royauté égyptienne.(2002 Hachette Multimédia/Hachette Livre).

*uraeus, Uraeus [yreys]ARCHÉOL. Forme grecque d"un terme égyptien désignant l"emblème protecteur du serpent (cobra) que les dieux et les pharaons portaient sur le front. (2002 Hachette Multimédia/Hachette Livre)

*Pausilippe: Promontoire montagneux d"Italie, près de Naples; grotte célèbre, tombeau prétendu de Virgile. (Dict.encyclopédique universel Quillet Grolier)

*lion aptère: Aptère; privé d"ailes.

*Amour (ou Cupidon).Fils de Vénus et dieu de l"Amour dans la mythologie romaine (assimilé à l"Éros grec). (2002 Hachette Multimédia / Hachette Livre)

*Psyché, (en grec Psukhê: l"Âme).Personnification de l"âme. Depuis qu"elle fut l"héroïne d"Apulée (dans ses Métamorphoses),elle symbolise la purification de l"âme, déçue puis sauvée par Éros (l"Amour). (2002 Hachette Multimédia / Hachette Livre)

*Phébus-Apollon (en grec Apollôn,en latin Phébus, ou Phoebus).D ieu de la mythologie grecque et latine. Apollon était, à l"origine, une divinité solaire en provenance d"Asie; en attestent les différents qualificatifs qui sont les siens: Phoibos, (le Brillant), Xanthos, (le Blond), ou encore Krusokomês, (le dieu à la chevelure d"or). L"étymologie du nom Apollôn lui-même reste sujette à de nombreuses hypothèses. Dans la mythologie grecque, il est le fils de Zeus et de Léto (Jupiter et Latone à Rome), divinité descendant des Titans, et appartient à la seconde génération des dieux olympiens. Père d"Asclépios, Apollon délivre les hommes des maladies. Les marins l"invoquent comme dieu des vents et plus tard du soleil, sous le nom d"Apollon Phébus. (2002 Hachette Multimédia/Hachette Livre)

*Phébé (ou Phoebé, en grec Phoibê).Titanide, fille d"Ouranos et de Gaia, épouse de Coeos et mère de Léto. Elle fut la maîtresse de Delphes avant l"arrivée d"Apollon. Chez les Romains, Phébé correspond à Artémis, en tant que divinité de la Lune. (2002 Hachette Multimédia / Hachette Livre)

*Lusignan - Mélusine :Personnage d"un roman de Jean d"Arras (Mélusine, 1392). C"est une fée qui, tous les samedis, prend la forme d"un serpent. Elle épouse le comte Raymondin, fondateur de la maison de Lusignan, pour qui elle construit le château qui porte ce nom, mais lui fait promettre de ne jamais chercher à la voir le samedi. Raymondin ayant découvert son secret, elle s"enfuit en poussant des cris horribles.

*Chimères :.MYTH. La Chimère: monstre fabuleux que vainquit et tua Bellérophon. Elle est le plus souvent représentée avec la tête d"un lion, le corps d"une chèvre, la queue d"un dragon et vomissant des tourbillons de flammes. Aussi: idée vaine, projet irréalisable. Croire à de folles chimères. Se forger des chimères.(2002 Hachette Multimédia / Hachette Livre)

*Galatée, en grec Galateia. Nymphe de la mer, fille de Nérée et de Doris. Éprise du jeune et beau berger Acis, elle dédaigna le cyclope Polyphème. Jaloux, celui-ci écrasa son rival sous un bloc de pierre.(2002 Hachette Multimédia/Hachette Livre)

*Achéron: Dans la mythologie grecque, l"Achéron était considéré comme le fleuve des Enfers, que les âmes des morts, pour entrer au royaume d"Hadès, devaient traverser sur la barque de Charon. Selon la légende, ce fut pour le punir d"avoir fourni ses eaux aux Titans, au cours de leur révolte contre les dieux de l"Olympe, que Zeus le précipita dans un gouffre, le transformant ainsi en un fleuve souterrain, le plus redouté des Enfers. (2002 Hachette Multimédia/Hachette Livre)

*Eurydice (en grec Eurudikê). Femme d"Orphée et nymphe protectrice des forêts. Elle mourut d"une morsure de serpent et son époux, inconsolable, descendit aux Enfers pour la reprendre. Il obtint des divinités infernales l"autorisation de la ramener sur la terre à la condition de ne pas la regarder. Incapable de tenir sa promesse, il se retourna et Eurydice disparut pour toujours dans les abîmes. (2002 Hachette Multimédia / Hachette Livre)


Oeuvre d'art: City at Moonrise by Friedrich, Caspar David 1774-1840 (German)

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