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Dans "El Desdichado", de Nerval se remémore les illusions
d'un passé disparu et prend conscience d'une fatalité redoutable
"ses sublimes poèmes des Chimères qui sont au sommet de tout ce que l'homme
ait jamais écrit et pensé"
Antonin Artaud
Lettre du 4 décembre 1945 à Henri Parisot
Les Chimères - Poèmes de Gérard de Nerval (1854).
Regroupés à la fin du recueil de nouvelles des Filles du feu,
les douze sonnets des Chimères retracent le parcours initiatique
de Gérard de Nerval, étroitement lié aux hantises secrètes d'un poète
toujours obsédé par un inaccessible absolu. Par leur concision, leur densité,
ils expriment le mal qui ronge Nerval et les tentatives faites pour l'exorciser:
ce mal, c'est celui d'"El Desdichado", un chevalier ténébreux errant dans
les dédales douloureux de la mémoire et condamné à la quête sans fin de son identité.
En interprétant les rapports du rêve et de la réalité, du visible et de l'invisible,
Nerval précède les intuitions du Baudelaire des Correspondances et ouvre la voie
à l'aventure poétique moderne.
***
*El Desdichado
Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène...
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
Gérard de Nerval
***
Analyse
Je suis le ténébreux, - le veuf - l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie:
Je suis le prince d'Aquitaine, ou prince noir,
le vainqueur de Poitiers; aussi bien, de Poitiers
je suis le septième comte, d'Aquitaine le neuvième duc;
je suis Guillaume, le premier troubadour dont
les chansons nous soient parvenues.
Je suis ce
prince-poète que fine-amour a déserté.
Des troubadours, j'ai ouï le chant dédié à la dame.
J'ai tenté d'en pénétrer le sens, non pas tant pour
savoir que pour connaître la voie menant au sommet
de la tour où se tient - se tenait - cette dame.
Lors de mon voyage en Égypte, j'ai appris
le nom de la tour: il s'agit du Djed osirien,
ou empilement de vertèbres que couronne la dame-fleur,
ovaire blanc du lotus fécondé par la semence sublimée,
ascendante, de l'amant afin que naisse Horus,
l'hiéroglyphe-logos, - tandis que s'ouvre l'oeil
frontal par irruption en haut de la vipère illuminatrice,
uraeus, laquelle en bas mordait le talon ou s'enroulait
au ventre, et qui,levée, fait du poison la foudre, soit
cette lumière-parole destructrice de la non-gnose
ou ignorance, instauratrice du cosmos.
La connaissance des symboles, ou science sacrée, dont
le vrai nom est amour, permet seule d'accéder
à la réalité. La perte de cette connaissance vient
de ce qu'ayant nous sommes empêchés de voir l'éternel.
Le temps se confond avec la nécessité, qui est l'histoire,
et pour cela il nous est interdit d'être des dieux ici et
maintenant. Il nous est pourtant possible de nous mettre
en route vers la présence du vrai lieu selon l'exemple de
Dante, aspiré par le corps dérobé de la dame. La tour est
abolie dans la censure où les ronces ferment le chemin
qui y donne accès. Là-haut dort la très belle, dont
je perçois infiniment loin l'inextinguible lumière.
Inconsolable d'en être séparé par les ténèbres de la
méconnaissance, je vis un véritable veuvage sans qu'il y ait
jamais eu de noces.
***
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Ma dame, étoile-fleur, vit au sommet dans un état
de léthargie comparable à la mort. Elle est morte
à moi-même, puisque je n'ai plus connaissance
des voies qui mènent jusqu'à elle, et que je suis
dans l'ignorance des rites, et techniques d'éveil.
Et mon luth constellé, c'est-à-dire mon corps,
image de l'univers, porte le Soleil noir de la
Mélancolie, au lieu du soleil actif, vif, dont
les rayons-étincelles illuminent, répandant jouvence,
amour, joie et jubilation. Le lion ailé tombe du niveau
du coeur à celui du foie où il perd ses ailes-rayons
en même temps qu'il passe de la couleur rouge
oxygénée au noir de la bile tourbeuse.
Cette étoile en voie d'extinction, ce soleil privé de
radiance, cet astre en chute initie dans
le cosmos une dégression, inclinant tout
à la tristesse et à la mort. Un tel soleil
n'engendre pas, mais dégénère le lotus d'en haut,
qui se fane en une fleur nommée Mélancolie (bile noire),
laquelle s'immerge dans les eaux intérieures.
***
Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleurqui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.
Temple, corps et cosmos, images d'une même
réalité,n'ayant plus pour luminaire qu'un
soleil noir,une étoile morte, deviennent
tombeau que la nuit envahit. Cependant,
je sais que tu n'es pas morte, Toi, ma dame,
et qu'au haut de la tour tu survis
dans le sommeil et l'attente. En rêve
u m'as consolé, en rêve seulement puisque
la voie de la connaissance est occultée
et que nous sont dérobées les clefs
de la science sacrée. Sensible à ma désolation,
prenant pitié de mon état, peut-être me rendras-tu le Pausilippe
et la mer d'Italie (le feu et l'eau solaires),
la fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
le lotus émergeant des eaux nocturnes
et inférieures et d'où naissent en même
temps les dieux et les signes, parole
et hiéroglyphes constituant le vrai livre de vie.
Rends-moi la fleur, rends-toi à moi-même,
puisque tu es cette fleur-dame au haut de la tour
et que d'être disjoint de toi, éloigné, mon coeur
(= soleil = étoile = lion ailé) noircit et s'éteint,
devenant soleil de mélancolie, étoile mourante ou morte,
lion aptère dans le désert ténébreux.
Mais comment rendre la fleur à celui qui ne l'a jamais
réellement reçue? Que l'amant sache par le rêve que
la dame-fleur est le seul objet désirable, ne fait
pas qu'il découvre la parole-voie conduisant
jusqu'à elle. Les noces ne peuvent pas s'accomplir
parce qu'il ignore comment on gravit l'escalier
intérieur qui donne accès à la chambre haut où l'aimée se tient.
Il y aurait noces si m'était dévoilé le secret
de la treille, car dans la treille le feu à l'eau
s'allie, le soleil (Adam) s'unit à l'eau (Ève)
pour que jaillisse le vin de la connaissance.
Alors, par ce vin, j'obtiendrais la rose,
ou dame-fleur, et de cette union nous naîtrions
à l'Amour, c'est-à-dire au vrai monde.
***
Suis-je Amour ou Phébus?... Lusignan ou Biron?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine;
Je voudrais être Amour conjoint à Psyché
Phébus-Apollon époux et frère de Phébé, or allié à l'argent. Au cours des noces alchimiques,
lune et soleil s'aiment pour s'abolir dans la pierre
unique et rouge,les pôles féminin (argent) et
masculin (or) s'annulant dans la complétude de l'Unité ou Principe.
Plutôt, je suis Lusignan veuf de Mélusine.
Avant de la perdre par ignorance, j'eus de
mon mariage avec elle, en raison même de
mon ignorance, des fruits monstrueux
très semblables aux Chimères.
Mais aussi bien
ne serais-je pas Biron, le décapité, le séparé
du ciel (crâne), celui dont la tour est brisée
puisqu'on lui a tranché le cou, lui interdisant
par cet acte l'accès à la demeure secrète de la dame,
au sommet où la fleur éclôt?
Il est bon de rappeler ici que Charles, duc de Biron,
fut décapité le 31 juillet 1602 dans la cour de
la Bastille. Cependant, c'est à la Révolution française
qu'allait appartenir de perfectionner et de développer
le système de la décapitation, cela par l'emploi
de la guillotine, inventée par Joseph-Ignace Guillotin,
professeur d'anatomie, et mise en service pour
la première le 25 avril 1792. Notons que la guillotine
est le plus parfait instrument qu'ait trouvé l'homme
pour tenter d'anéantir son prochain, pour le
précipiter de la royauté dans le néant. En effet,
par le couperet, on tranche l'axe du monde, on brise
le temple, on sépare le ciel-éther (tête) de l'air-feu
(poumons-coeur = aigle = lion ailé) et de la terre-mère
(terre-eau = viscères et sexe = serpent). Ajoutons
encore que les circonvolutions du cerveau
répondent à celles des intestins. Le serpent qui est
en bas lové au sein des eaux inférieures vit en haut
comme porte-lumière, Lucifer. Mais selon l'arbre et
le fruit choisis, Lucifer peut être Satan ou Christ en l'homme.
***
(...)
Mon front est rouge encor du baiser de la reine;
Ce baiser me donne la preuve d'une visite
de la dame. Il a été déposé au point exact
où l'Égypte fait surgir l'uraeus, trait fulgurant
de l'illumination. J'aurais donc atteint l'état
que nous propose l'union d'Amour et de Psyché,
de Phébus et Phébé. Cette dame étant la
reine, je suis le roi par elle élu.
***
J'ai rêvé (...)
Immense abîme! La réalité est venue me visiter
dans mon sommeil,état naturel et inconscient,
quand l'état d'éveil seul est surnaturel et surconscient.
***
dans la grotte où nage la sirène
L'antre des nymphes, la grotte de Galatée,la baignoire de Mélusine. N'ai-je pas été
ramené aux eaux primordiales? Au lieu
de monter, ne suis-je pas descendu,
séduit? La sirène nage-t-elle dans
les eaux de la grâce ou bien m'invite-t-elle à l'inceste?
***
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
Oui, je suis bien retourné aux eaux-mères dont
j'avais déjà été arraché; les ayant traversées
une fois pour naître, je viens de les franchir
de nouveau, au risque de sombrer.
Au cours des âges il fut donné seulement
à quelques hommes d'accomplir
cet exploit. L'un d'eux se nommait Orphée. À cause
de sa dame perdue, il avait entrepris le voyage.
Sur ses traces je suis descendu aux Enfers;
en chemin j'ai trouvé sa lyre (mon propre corps-
cosmos)sur quoi je module le poème de là-bas rapporté, poème qui est fait des soupirs
de la sainte (en extase et béatitude
dans la lumière)et des cris de la fée
(appelant aux noces nocturnes), toutes deux
n'étant qu'une dans Eurydice dans la dame
que chantèrent les troubadours, dans celle
qui sommeille au plus haut du château endormi
que je hante.
Robert Marteau© (L'imagination créatrice)
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