Anthologie
de
Ricard Ripoll i Villanueva





I. Fragments du corps

La distance crée l’horizon du regard

Ton corps est un incendie
Qui illumine les dunes
De mon passé.

Avant le voyage
Vers les plis de ta peau
J’avais rêvé les méandres
Qui mènent à l’horizon
De ton regard.

Tes yeux
Ont brûlé les passions
Trop fragiles qui éblouissent
Telles des empreintes à l’infini
Les futurs imparfaits.

Le désir a inventé un chemin d’étoiles
Au fond des miroirs où chaque soir
J’oublie le regard.
Il y naît une aventure tendue
Au fur et à mesure que ton amour
Elève une forteresse
De silence

Tes yeux évoquent des plaisirs à découvrir
Car tout ce que tu atteins par la vue
Est un paysage à aimer. Au-delà
L’amour devient passion, et folie
Des distances excessives, et les espaces
Commencent à perdre leur transparence.

C’est l’empire du cauchemar, de la merveille
De l’aveuglement et de l’hypothèse.
Il faut entrer dans de nouveaux paradis
Avec les clés de l’enfance au fond des poches.

          Attente des mots innocents

Des mots, encore des mots. Rien que des mots...
Ton corps tremble sous le flux vocalique
Et abrupte. Une consonne, là, pénètre
Jusqu’à la blessure pour y laisser sa raideur.
Tu trembles comme la corde où l’on pend
Les assassins, et la nuit tu cherches la mandragore
D’un impossible désir imaginaire et très ancien.
Et, goutte à goutte, les mots alimentent
L’accident des phrases et, entre les draps
Souillés, j’essaye de m’éloigner de ta peau.

          En ce temps-là nous lisions Boris Vian

A bout de souffle dans les avenues et les boulevards, en pleine nuit
Après avoir bu tous les vins et de la sangria pour le souvenir d’un rêve.
Avec encore dans les oreilles la voix de Llach, de Raimon et de Bonet.
Ton parfum m’alimentait, pendant que la moto brûlait tous les feux.
Ta bouche, camarade du vice, exhalait une forte haleine de vie,
Et Paris brillait, comme tes yeux que j’imaginais devant moi
Alors que passaient les métros nocturnes sur les eaux de la Seine.
Tes seins, que je désirais, pointaient tendrement dans mon dos.
Où allions-nous donc si vite? Où donc nous menait ce désir muet?
Sous un pont quelconque, au milieu des mendiants endormis,
Nous échangions lentement, sans peur, notre esprit et notre corps.
La Seine créait les vagues comme si en elle entrait le Mississippi,
Tu me caressais sous une lune sur le point de disparaître à jamais.
Avant que le soleil ne se lève, tu savais provoquer l’écume des jours.

          Notre-Dame des premiers pas

Esméralda a été violée par un Hugo en décrépitude.
On inventait l’histoire à coups d’angoisses quotidiennes
Et la main frénétique de Soraya cherchait l’inspiration.

          Mais au lieu d’une encre bleue
          Il en sortait le blanc d’un vide angoissant.

Des heures passées devant le néant, avec Rimbaud au fond des yeux:
Je voulais être poète à quinze ans, mais en rêvant le corps de Christine
Je laissais les vers pour plus tard, et sans y penser, je passais à l’action.

Ni Banville ni Gautier, ni même les vers tendres du pauvre Verlaine
Ne pouvaient m’aider à me délivrer de la passion qui me consumait.
Devant Notre-Dame, chaque soir j’avais rendez-vous avec la triste Esméralda.

          - Je ne veux pas danser pour exciter le Créateur
          Alors passait, silencieuse, l’ombre de Maldoror.

Combien de misère est capable d’habiter le poème quand sous le masque du beau
Surgit le désespoir, la peur et la vieillesse! Combien de misère dans la pauvreté!
Combien d’amertume versée sur le passé et qui revient ronger les actes du quotidien!

          Je n’avais aucun espace pour moi
          Ni un lit propre pour fuir ma solitude.

Les mots s’accumulaient dans des armoires pleines de vêtements inutiles,
Dans des chemises éclatées et sur des feuilles déchirées. Les mots, lentement,
Formaient une ligne ascendante qui, magnifique, allait jusqu’à l’horizon.

          Esméralda pleurait encore,
          Pleine d’une vie non désirée.

Il pleuvait sur Paris et toi, à Barcelone, tu ne me connaissais pas encore
Et tu lisais couchée dans ton amère solitude, les Misérables

          Du grand Victor Hugo.

          Le corps fragmenté sous la vibration du texte

Les proses automatiques se préparent pour signaler des frictions essentielles. Mado se déshabille et laisse entrevoir son sexe pluriel où l’on peut entendre les gémissements des souvenirs lorsqu’on y place l’oreille. Son corps résume toutes les luttes et présente, une à une, les blessures des passions effacées. Elle ouvre l’azur et, entre ses mains expertes, un hasard capable de nier le temps est en devenir: le livre des utopies est sur le point d’être créé; et ses paupières évitent les inondations des sens. Je l’entends qui m’appelle. Les bois vibrent sous son haleine. Chaque mot est une nouvelle correspondance. Son corps est le temple du futur.
Son corps est palimpseste. Et ma parole la pénètre,
Et elle, pendant les nuits d’angoisses ataviques, germe:
Elle devient lettre,
Mot.
Le monde, autour d’elle, n’existe plus. Rien qu’elle, avec son nom:
MADO - douleur et folie, récupération de mon adolescence perdue,
Des premiers vers, des premiers incendies,
Passé et futur,
En ce vide qui se remplit du présent de l’écriture, abîme de mes déliquescences, trou noir des amours équivoques, des mots ambigus,
Du paradoxe

***

II. Les apprentissages

                              Charles Baudelaire
J’ai vu le majestueux vol de l’albatros; et j’ai préparé la flèche
Pour que la beauté me tache les mains de son sang inexorable.
Maintenant je cherche ces larges paysages rêvés autrefois
Où une femme nue pénètre les épaisses dunes de plages blanches.

                              Georges Brassens
Que ma voix mène au-delà de tous les cimetières marins, au-delà de Sète,
Vers la mer calme pour écouter la plainte du troubadour, et accompagne ses accords
Avec des vagues d’espoir. Je répéterai les mots que tu m’as offerts comme une prière,
Je chercherai cette beauté suspendue éternellement sur nous comme une tendre note.

                              Jacques Brel
Je n’ai pas oublié ta voix, ni tes chansons qui volaient
En ces nuits de pluies, alors que les putains se moquaient de notre innocence.
J’ai cherché dans le port d’Amsterdam ces regards et, patiemment,
J’ai écouté la plainte absurde d’un amour furtif, pendant que les années fuyaient.

                              André Breton
Rien n’est aussi évident: la poésie est subversion.
Elle est espoir, et promesse de changer le monde.
Mes cheveux bientôt blancs chercheront le revolver
Des impossibles, en se souvenant de ton magnétisme.

                              Julio Cortázar
Je te vois immense, Julio. Moi, je ne connaissais rien du combat des sandinistes,
Mais tes nouvelles m’avaient donné l’espoir de l’écriture. J’ai cherché
Au fond des parcs ton éternelle présence. Tu te cachais derrière des garnements
Qui jouaient à la marelle. Car aimer, c’est aussi jouer à être un autre.

                              Marguerite Duras
L’après-midi ne passait pas et je ne trouvais aucun corps où me réfugier.
Dans la rue de la Clef il y avait un cinéma où j’oubliais mes profondes solitudes.
Pendant des heures, je fixais l’écran; et la mer se répétait en d’incessantes vagues,
Accompagnées par des mots invisibles qui m’angoissent encore aujourd’hui.

                              Léo Ferré
Voix de rebelle et yeux d’illusions, anarchiste jusqu’à la poésie.
Avec le temps je ne t’ai pas oublié: les poètes ont semé de la musique.
Chante, Léo, chante, pendant que durent ces frêles notes. Un piano léger
Au fond de mon coeur marque encore les battements de ton regard immense.

                              J.-V. Foix
Je ferme les yeux pour simuler la présence de la nuit. Je ne dors pas,
Mais j’évoque les mots nocturnes capables de porter le galop des heures,
La noble crinière des nouvelles images, quand Barcelone était un projet.
Je ne savais pas encore que je me laisserai séduire par les rencontres fortuites.

                              Joan Fuster
Plein d’un whisky qui me chauffait la tête et avec des mots maladroits,
Je suis rentré dans cette maison de la rue de Sant Josep, une nuit très chaude d’été.
Sueca devenait, à cet instant même, l’espace d’une lutte incessante
Pour récupérer, au-delà des racines, le besoin poétique d’un paysage.

                              André Glucksmann
Contre la tyrannie des pouvoirs imposés: aucun Dieu,
Ni Auteur, ni Philosophie, ni Idée au-delà du corps
Qui lutte pour inventer l’espace de sa libération.
Une seule morale est possible: celle de la résistance.

                              Víctor Jara
Tes mains ont créé l’énigme des futurs utopiques. Aujourd’hui, le Dictateur
Attend sa douce condamnation. Ta voix comme autrefois m’accompagne,
Et celle des Quilapayún, et du Quarteto Cedrón, dans un Paris assiégé
Par des révolutions minuscules. Les bêtes sauvages ont vieilli trop lentement.

                              James Joyce
Voyage de voyages, mots contre mots, quand Dublin se cache sous le brouillard
Des histoires quotidiennes. Le tour du jour en quatre-vingt mondes.
La littérature au fond des yeux, brisée par le regard multiplié des lunettes
Qui déforment la réalité et créent la fiction absolue: la passion intérieure du dire.

                              Comte de Lautréamont
J’ai voulu vivre jusqu’à la folie l’aventure des rencontres fortuites,
Et je me suis habillé avec la cape de Maldoror. Je suis devenu chien
Dans l’infini des vies brisées, contre les familles protégées par la tempête.
Pourtant, j’ai découvert la seule vérité créative: l’encre séminale du poète.

                              Lluís Llach
Combien de lettres aurais-je voulu écrire pour me libérer d’un désir intense d’identité!
Paris créait les avenues qui menaient directement à Barcelone, et tes chansons
Etaient des sons de cloches sur une histoire qui m’était méconnue.
Ami de l’espérance sans fin, je préparais la route vers le poète Martí i Pol.

                              Federico García Lorca
Poète de l’air, voyant comme Rimbaud, ta voix me portait vers les matins blancs
Où j’attendais en révolte, la chemise ouverte, que la tragédie répète sa prise
Pour arrêter le geste absurde qui avait créé la balle et souillé la terre;
Le soleil brillait tel un feu onirique qui poursuit des illusions permanentes.

                              Maiakosvki
Avant Paul Eluard, tu avais parlé d’oranges bleues,
Et ta langue inventait la cinquième internationale. C’était en 1922,
Quand Miró enragé peignait le Carnaval d’Arlequin et Elsa et Gala
Devaient encore trouver un futur, avant que la mort efface tout.

                              Stéphane Mallarmé
Je cherche l’horizon du livre où les absolus créent la nuit des mots,
Le lieu de tous les espoirs - ces espaces où les carrefours
Viennent former les noms des impossibles. Rien que du papier et de l’encre,
Noir sur blanc, comme le marteau et l’enclume: futurs rêves de sang.

                              Miquel Martí i Pol
J’ai laissé à Roda, sur les murs d’une usine abandonnée,
Les premiers mots d’un poème inachevé, avec l’espoir
Que toi, Miquel, depuis ton silence, tu sentes mon pouls;
Et je rêve que mes vers continuent les tiens à l’infini.

                              Pablo Neruda
Camarade poète, en révolte pour proclamer la voix du peuple,
Pirate qui a voulu conquérir la paix des îles perdues. Père
De révolutions avortées, de possibles et d’impossibles, et de promesses,
De peurs et de questions qui, au-delà des mers, cherchent encore une réponse.

                              Nietzsche
Résistance dans la démystification des valeurs, résistance dans la création
De l’illusion, de la parole passionnelle, des ruptures nécessaires
Au-delà du Pouvoir. Contre la Doxa, le marteau du discours poétique
Pourra détruire les fanatismes et remplir les blancs d’utopies de révolte.

                              Joan Oliver
Je t’ai connu, le regard pauvre et une blessure écrite
En petites majuscules. Abandonné dans ton appartement,
Tu m’as donné la force de poursuivre ma route.
A toi, je dédie mes vers, en souvenir de ce soir-là.

                              Saint-John Perse
Je me suis assis devant la mer et, du fond de l’horizon, tu venais avec la marée.
Rythme des vagues, flux des corps quand la jouissance est sur le point d’éclater,
Désir de plaisir infini, de caresses répétées jusqu’à l’épuisement de la peau:
Tes mots dénudaient mes amours et les amenaient vers la turgescence du Poème.

                              Arthur Rimbaud
J’ai embarqué sur ton bateau avec le masque de l’Indien hors-la-loi.
Tu m’as laissé au fond des yeux la figure du départ. Toujours en mouvement,
Je veux écrire sans repos la blessure des distances et des oublis,
Et, avec des voyelles colorées, inventer le corps rajeuni de mon amour.

                              Tristan Tzara
Tristan de la destruction, au monocle visionnaire,
J’ai appris que du langage naissait l’homme approximatif.
Il faut nier les évidences pour penser sans limites,
Et laisser que les images nous montrent la voie.

***

III. L’Est de ton corps

Attends, et fais de l’attente une raison de vivre
Qui te force à comprendre la fusion des choses avec l’univers.
Deviens croyant, et crois à ce qui n’existe pas encore,
Cherche la paix des silences, et crie, la nuit, l’angoisse des noms.
Mais n’attends pas que je réponde, n’attends aucun signe, n’attends que l’attente.

Et pendant ce temps, nous assumons notre dualité, nous fuyons les anciennes croyances,
Les vaines illusions de retours impossibles.
Nous devons remplir les solitudes de noms, de nouvelles tendresses, d’incohérences

Et de passions où les mots deviennent des routes pour atteindre l’infini.

Il nous faut tracer l’espace de notre existence,
Inventons le monde à chaque mot.

La nuit venait lentement, une nuit profonde qui couvrait tous les mots, une épaisse obscurité, profonde et vide, un silence sans limites qui tissait le premier geste, le début d’une possibilité - un espoir - de cri, ou un trait lumineux, comme une étincelle;

Et, peu à peu, naissait le rythme nocturne, a l’Est des passions premières.
Une épée surgit de la mémoire - au fil des yeux à jamais absents.
Et tout devenait lourd sous les premières rencontres de la main:
Le tact froid de la pierre n’existait pas encore, et j’échouais contre les eaux impétueuses;

Mes rêves créaient des arêtes dans la fuite.
Les corps oubliés par les années devenaient des grottes;
Je sentais l’air comme une menace sur mes pas qui tremblaient, chaque soir plus futiles.

J’avais peur de l’éclaboussement des étoiles
Car je savais que la naissance du feu n’attendrait pas la course folle
D’un présent déchiré par la mémoire impossible de mes fables.
Et je me promenais encore dans les rues sales d’une ville cyclopéenne, sans nom.
Les yeux fermés, avec la seule vision d’un avenir à la mesure du corps improbable,
Les mains érigées vers les autres, inexistantes dans le noir,
Je situais le souffle au devant de moi, je sentais battre le macadam, et je sentais
La brûlure nuageuse des édifices métalliques,
Comme un poids sur le chemin tellurique de mon existence.
J’avais un seul désir, une volonté aiguë de continuité par les rêves
Malgré les jours qui s’approchaient avec une claire lumière d’oasis.
Maintenant, il faut gommer dans le lointain utopique toutes les images de patience:
Le repos est encore possible, et je dois tisser l’espace sacré de mon vivre.
Tout est nu dans la frugalité du corps, comme si le temps s’arrêtait là,
Comme si je m’approchais des filets surgis d’un passé ombreux
Et que je m’y endormais, lié par des azurs fuyants, au-delà d’un quelconque méridien.
Une ombre éternelle, extensible, enracinée aux échos du tonnerre en projet
- les mots qui bientôt vont naître - me poursuit et me percute. Est-ce toi, mon amour?
Ou bien est-ce que je me vois en un double inconnu?
Comme ma voix lorsqu’elle portait les rênes du destin;
Quand les corps grimpaient jusqu’à l’horizon de lumière avec un bruit d’herbe;
Quand on sculptait la figure des mirages; quand la peau s’unissait au fond de l’abîme;
Quand le hasard devenait un cercle d’effort coupé par les tempêtes soumises au matin.

On n’attend pas la nuit au-delà d’un futur dilatoire, incertain et oublié.
Ô, saga des envies préhistoriques!
Temps anciens du sycophante qui a abandonné les cavernes où les dangers organisaient la peur, l’immense crainte de l’autre!
Vide innommable des espaces sidéraux sur les corps des femmes allongées!
Silence gravé dans le cerveau des fugitifs, pour toujours!
Oubliez les premières étincelles contre la bouche vorace des bêtes affamées;
Oubliez les bâtons contre les dents aiguisées de la vengeance aveugle;
Oubliez vos propres mains contre les griffes mortelles de la haine ancrée dans le sang.
Je veux vous dire - malgré la distance qui me terrifie - combien la solitude alimente,
Cette faim de renaître en vous, au dépend de tous les genres,
Et le désir de poursuivre la souffrance qui nous accompagne depuis des siècles,
Sans ouvrir la bouche, en cette nuit minérale qui glisse sous l’impulsion des heures,
Jusqu’à te trouver dans tous ces silences qui m’entourent,
Jusqu’à couvrir de fictions ta langue inexorable,
Jusqu’à protéger tes pas du souvenir avec des mots inertes
Et des mystères inexplicables, des secrets imperturbables;
Jusqu’à créer les premiers signes de la venue du chaos.
Ô créatures de l’aveuglement dans les soirs allumés, chantez!
Chantez nos défaites, et nos délations!
Chantez l’effort premier qui lime les cailloux, et la tension des muscles dans la pénombre,
Alors que la soupe volcanique des souvenirs est en train de bouillir.
Et chantez l’accouplement contre le lierre terrestre,
Chantez la fatigue, et les gestes mythiques des crépuscules qui se noient;
Chantez l’espoir du nouveau jour, des nouvelles amours;
Et chantez aussi la mort qui se prépare,
Le déclin qui nous mènera vers l’autre silence, la nuit éternelle.
Le jour commence déjà à poindre et il souffle un vent d’automne.
Je suis présent et je pars vers ta présence, étouffée par les astres endormis;
Attends-moi, encore, et éloigne-toi au fur et à mesure que je viens.
La distance est belle. Le mot qui se trouve au fond de la conscience est beau,
Sans parvenir aux lèvres, si ce n’est par le murmure du baiser.

Ce silence de feuilles parsemées est beau,
Et ce flottement de nouvelles promesses, aux premières heures d’un désir animal,
Et ce tremblement de la peau sous laquelle habite le geste.
Je m’éloigne des vents en miroitements d’amour nocturne.
Toute ma vie est la proie de l’instant unique de la promenade.
Je vis le mouvement des formes comme les heures du prisonnier,
Une aiguille plantée à la poitrine simulant l’avance d’une lente violence.
Je sens en moi, de plus en plus fort, l’envie lente et brutale de l’Est,
Comme un soleil levant qui, sans bruit, protège les cris de la nouvelle ère,
Les nouveaux mots, comme un geste définitif de libération.

Ricard Ripoll i Villanueva©



Passion des limites (2001)

I. Battement des extrêmes

                                        Attente de la piqûre

Quelque chose est née d'une douleur intense,
Mais n'a pas encore défait la nuit
Des confusions. Et toi - perdue
Entre un brouillard d'espoir - tu ouvres
Le nouveau jour, comme un journal blanc
Où chaque page est un souvenir
Sur le point de devenir une autre piqûre.

                                        Besoin du bruit

Chaque matin, je désire me réveiller
Avec le vacarme des crépitations
Urbaines, et je pense que lentement
Se détruit la volonté de fuite.
Mais je sais que tu prépares les îles
Où nous abandonnerons la peur.

                                        Méandres

Tes lèvres douces s'ouvrent au monde,
Et réclament des heurts d'inquiétude.
Un mot près de moi vibre,
Ta langue née de la rosée laisse
Deviner une voie. Il faut pénétrer
Les méandres indolents de ton être
Qui mènent lentement au fruit corallin.
Ton corps adopte alors une forme
Arborescente et tu sais vivre les instants
Fous qui précèdent la magie du don.

                                        Comme une flèche désirée

J'espère que ton regard viendra jusqu'à moi
Comme une flèche désirée et toujours en attente.
Je vois par tes yeux et je sens par ta peau
Activée par l'envie et par l'observation
Des formes. J'attends, non avec la quiétude
Du dilettante; ni avec l'angoisse
De l'amoureux, j'attends - contre le temps -
Avec la jouissance du geste amorcé, et aussi
Avec l'espoir, long et attentif, du mouvement
Inévitable qui n'a pas encore pris.

                                        Ecorce

Ta peau était devenue écorce
Et mes mains attendaient les crépuscules.
Je ne peux parler qu'au nom d'un immense désir,
Dans un absolu silence, avec les mots du dedans
Qui brûlent la mémoire. Maintenant,
Quand tu te réveilleras, nous regarderons par la fenêtre
La propreté de ce jour qui commence
Et mes mots seront des draps pour ta nudité.

                                        La forme de l'arc

Ta présence est nécessaire.
Sans toi rien ne bat, rien ne bouge,
Et aucun trait n'atteint la forme de l'arc
Au moment d'inventer la flèche.

                                        Au-delà des océans

Dans les grottes où je me cache,
Il y a des traces de ton passage.
La nuit y pénètre quand le soleil
Est encore bien haut: les chauves-souris
Ne sont pas revenues.
De tes veines naît un sang épais
Qui éblouit et montre un point à l'horizon
Des mes soucis. Je te vois au-delà
Des océans qui ont fui les plaines,
Comme une étoile obscure. Et je marche
Tous les soirs à la recherche de ton secret.

                                        Regard

Bien sûr: le mot est suffisant.
Et la trace qui crée le chemin,
Mot après mot, devient une nouvelle ligne
Pour notre regard éternel.

                                        Le palimpseste

J'apprends à te lire
Dans les recoins insondables
De ta mémoire,
Comme si ton existence
Dépendait des souvenirs
Que tu inventes à chaque pas.
Lettre à lettre, mot à mot,
Pareil au palimpseste
Eternellement recommencé.

                                        Mensonges

L'assassin cherche des routes, la peur au fond des yeux.
Comme l'amant éperdu à l'heure inévitable,
De retour vers le lit commun, ses pas veulent
Eviter les failles du temps. Il s'enfonce
Lentement dans une tragédie répétée.
Chaque nuit, le silence est plus lourd.
D'un corps à l'autre, il entend le battement
Du mensonge qui lui chauffe le corps glacé.
C'est un assassin de passions, il attend encore
L'étincelle de l'aube. Mais c'est un espoir inutile
Car tous les matins le miroir lui renvoie une nouvelle ride.

                                        Loin

Loin, au-delà de mon regard,
Tu as allumé un feu intense
Où les sens sont de futures étincelles
Qui inventent les ombres de la nuit.
Je te regarderai marcher seule,
Et, les cheveux au vent, je suivrai
Tes pas dans un complet silence.
Je me joindrai à toi pour recevoir
Un moment de tendresse, rien qu'une étincelle,
Une simple promesse. Je te regarderai monter,
Le corps plein d'illusions; et la peau
Tendue par la passion oubliée. Je sentirai
Ton odeur qui sera l'espoir de la nuit,
La main sur l'infini. Je te regarderai nue,
La lune brillera entre tes seins et des mots secrets,
Que l'on tait et qui vous assassinent,
S'attacheront à mon corps fatigué.
Je jouirai du désir de vaincre l'immense peur,
Cette éternelle sangsue qui nous ronge.
Je te regarderai souffler, les cheveux en folie,
Ma bouche pleine de tes seins solidaires.
Je me joindrai à toi pour que tu sentes monter
De ton passé le terrible écho de la passion.

***

II. Impressions d'Oujda

                                        Aube

A chaque mot couché sur l'espace parfait
De la page nue, je me surprends et je tremble
Et je vibre d'une joie immense, comme si tout
Se limitait à refaire ces pas lointains plantés dans le coeur,
Comme si je renaissais à un nouveau langage
Avec une vision de l'au-delà mobilisant tout mon corps;
Chaque mot - toujours - est un incendie, un cataclysme
Violent qui ne cesse qu'avec l'espoir d'un lendemain.

                                        Impressions

La pluie ne cesse pas. Quand avril termine,
Goutte à goutte, sur les toits d'Oujda,
Les pigeons picorent des restes d'étoiles tombées.
Le drapeau rouge flotte sous le vent
Au milieu du chant du muezzin et du vacarme des camions.
Les rues embourbées se sont remplies de vie:
Les uns vont à l'école, d'autres rentrent chez eux,
Ou se dirigent vers le bar pour oublier leurs peines,
En faisant tourner un café épais.
Ce sont des fantômes qui ne savent pas que tu existes.

                                        La raison du corps

Toute parole authentique est toujours
La marque d'une exclusion.
Elle est toujours le signe
D'un rejet qui ne se dit pas,
D'un regret qui se cache,
De folles passions qui brisent des vies
Menant à la mort apparente
De ce corps qui veut renaître et qui vibre
Sous le geste décidé, ce geste ancien d'aimer:
La raison de la main et de la caresse,
La raison des lèvres.

                                        Séduction

Déshabille-toi de toute la haine,
Des mensonges et des peurs
Qui immobilisent les autres.
Enlève tous les masques
Un à un, lentement,
Jusqu'à ce que je voie
La beauté du néant.

                                        Décalage

La brûlure de la gorge
Devient espoir
Quand le désert justifie
Les silences de la peau.

Je regarde la nuit qui se cache,
Les bars désolés. Je regarde
Les gens qui passent
Et le sang qui découpe l'horizon.

Goutte à goutte, je me défais
Entre les draps cruels,
En pensant aux deux heures assassines
Qui nous séparent encore.

                                        Réflexions

L'aveugle est moins celui qui ne voit pas
Que celui qui ne pense pas avec son regard.
Le sourd n'est pas celui qui n'entend pas
Mais celui qui n'aime pas les silences.
Comme le muet est moins celui qui ne parle pas
Que celui qui ne savoure pas les mots.
Et l'indifférent n'est pas celui qui oublie d'embrasser,
Mais bien celui qui ne sait pas offrir ses lèvres
Pour calmer la fièvre de l'autre.

                                        Les clés de l'horizon

J'ai sur la table
Les clés de chez moi,
Comme s'il s'agissait
Des clés de l'éternité.
J'ouvre grâce à elles
L'horizon de tes désirs
Quand les nuages ont épaissi,
Et je pénètre en un royaume
Digne des mille et une nuits.
Tu m'attends au fond
D'une brume d'énigme
Qui protège ton secret.
Et je me sens libre
En attente du voyage
Définitif,
Où aucune autre clé
Ne sera nécessaire.

                                        Poème de la Mer

Brûler cette langue
Au feu de l'infini
Pour que le mot
Devienne raison
De notre cri.
Vérité essentielle
Au-delà de la forme
Et de la beauté.
Recherche angoissante
De l'identité:
Poème de la Mer.
Brûler tous les bois
Et que les incendies
Créent de nouveaux regards
Plus loin que le corps.

                                        La frontière

La frontière est là.
C'est l'espace, c'est la peur
La vie est close:
Il faut faire demi-tour.
Les hôtels sont fermés,
Les bars déserts; et moi
Je regarde au-delà des montagnes
Où les chants n'ont pas dépassé
Les gorges coupées.

***

III. Retour à l'éphémère

                                        Géographie du corps

Tes lèvres au goût d'océan;
Ton regard de sirène
Eperdue; ton sourire
Délicat.

Ta peau qui attend la première écume
Quand les aiguilles montrent l'endroit de l'espoir.

Tes lèvres qui cherchent les mots;
Tes cheveux devenus des filets
Où tu attrapes la nuit, et les fantômes
Du passé.

Le corps vibrant sous l'écho de la mémoire
Comme si le bonheur avait un jour existé.

Tes mots qui déroulent les marées;
Ton geste qui libère les amours
Noyées dans des vies parallèles,
Et dans les songes.

Au-delà des horizons visibles. Au-delà
Des premiers feux de la passion, je t'attends.

                                        Le temps qui passe

La mémoire nous fait rebelle. Contre les coups
Des mots qui nous éblouissent pendant les nuits d'angoisse
Et contre le temps qui passe
Et qui nous effraie, et gomme cet horizon
Où trouver le calme du corps. Nous nous souviendrons
Des soirs d'un mois de juillet pluvieux, le regard
Perdu. Nous nous souviendrons de ce geste tranquille
Au réveil, qui avait ouvert le tonnerre au-delà
Des fenêtres, comme une répétition d'échos lointains,
De plaintes transformées en pleurs.
Nous nous souviendrons de la douceur de la main
Sur notre peau, comme un espoir profond,
La possibilité d'un désir, et nous nous souviendrons aussi
De cette flèche plantée au fond des illusions
Quand la douleur est compagne de la terrible misère.
Car la pauvreté doit nous rendre de plus en plus rebelles.

                                        L'empreinte de ton corps

Puisqu'il pleut, maintenant, et que la mémoire a expulsé
Les ombres d'un présent impossible, je veux me souvenir
De l'empreinte de ton corps, comme une marque de feu
Sur le silence, et aussi des illusions devenues cendres.
Je regarde au-delà des combats quotidiens
Pour récupérer les noms de toutes les gestes,
Pour trouver les sens que je ne cherchais pas au milieu des nuages
Sur le point de verser des calmes profonds. Tu attends
A l'autre bout de la ville. Tu attends depuis toujours
A l'abri des tempêtes, au milieu de fumées
Provoquées par de longs incendies. Et aujourd'hui
Je sais que je ne peux pas me délivrer
De ce regard nocturne qui me guette
Du fond de rêves cruels, car le chemin
Que tu as tracé avec la flèche de la passion,
Autour de mon existence,
Finira par réveiller et délivrer la voix
Qui lutte, jour après jour, contre la grande peur
De vivre seul, triste, et de perdre à nouveau le désir.
Puisqu'il pleut, maintenant, et que ton absence m'illumine,
Goutte à goutte, incandescente, maintenant, je veux espérer.

                                        Eruptions

Entre l'évocation de ta présence
Et le trait séminal de cette écriture,
Il existe une réelle distance qui appelle
Les combats oniriques où les mots sont des caresses.
Le rêve marque le rythme qui nous mène
A l'accouplement absolu des sens.
Chaque morceau de ta peau provoque en moi
Une nouvelle éruption, et c'est une promesse
Volcanique dans les nuits d'immenses solitudes:
Ma parole crée les nouveaux battements
Dans des avenirs qui explosent pour toujours.

                                        Défaites

Lorsque nous nous regardons nous voyons au-delà de nous-mêmes.
Les passés brillent dans les iris, les défaites sont des étoiles;
Nous sommes incapables d'avancer.
Nous nous regardons pour croire à une vérité
Ou peut-être que ces vies nous inquiètent
Par leur vacillement et leur grande solitude.
Nous regardons l'abîme que le hasard d'une rencontre
Inévitable a créé, mais nous avons peur
De nous découvrir ensemble dans un futur immédiat.
Quand nous nous regardons, les mots cessent d'exister.
Nous nous aimons en silence, nous taisons les doutes
Et jamais ne nous éblouissent les horizons.
Les racines à l'intérieur

Je t'aimerai jusqu'à la blessure de la confusion.
Ton plaisir sera un projet pour construire
Des villes suspendues, nous porterons les racines
En notre mémoire comme une cantate
De liberté. Elles ne nous arrêteront jamais,
Jamais elles ne nous colleront définitivement au sol.
Elles ne deviendront aucune ancre en cette nuit
Où le désir prépare une révolte.
Elles seront le repos qui illumine le chemin.

                                        La distance du battement

Je ne veux écouter que l'envie
Avec laquelle tu réclames de la tendresse.
Mais c'est un vrai plaisir que d'être tranquille,
Pour deviner au loin les battements qui créent de l'amour.
Ô! de tes lèvres sont nés des poèmes, et tes mains cherchent la peau!
Ne rien dire; mais je sens ta présence qui chauffe intensément la vie.
Tu veux que je parle, que je dise quelque chose, pourtant
La nuit seule nous permet de nous penser comme des étoiles
Dans l'infini. Laisse donc que l'éternité nous protège;
Et laisse que la fraîcheur touche les corps pour les habiller de futur.
Laisse que le silence épais tende les phrases qui vont émerger.
Le mot, occulte, inventera aujourd'hui le corps de l'espérance.

                                        Ecriture de la peau

J'invente sur une feuille blanche l'empreinte
De ta peau vaporeuse.
J'essaie d'y écrire tous les méandres
Qui, sillon après sillon, m'alimentent
De futurs, et qui sont des souvenirs des temps passés.
J'entends la pluie, étincelle
Qui ouvre la brume de tous les impossibles,
Et allume un palimpseste
Devenu, définitivement, passion.

Ricard Ripoll i Villanueva©



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Le recueil La Mémoire des Mots de Ricard Ripoll s'est mérité le prix de poésie Festa d'Elx 2002.

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